Ces dernières années et suivant une tendance de fond à l’œuvre depuis l’apparition des premiers réseaux sociaux à l’orée des années 2010, l’usage de Twitter s’est largement répandu, y compris dans les cercles militants. À tel point que le réseau social à l’oiseau bleu occupe désormais une place centrale dans nos discussions quotidiennes. En tant qu’utilisateurs de ce réseau, pour certains depuis de nombreuses années, nous avons été (et sommes encore) aux premiers postes pour observer son évolution, au gré de la conjoncture politique comme des débats qui animent régulièrement les cercles militants. Alors qu’au début de la décennie, relativement peu de militants étaient actifs sur le réseau, Twitter prend depuis le mouvement contre la Loi Travail, une place de plus en plus conséquente. Les discussions suivent désormais le rythme de l’actualité politique du réseau social, et c’est aussi par l’intermédiaire de Facebook ou Twitter que de nombreuses personnes ont découvert puis rejoint les milieux militants radicaux. Les raisons de ce succès ne nous sont pas étrangères : source d’informations en « temps réel », canal de diffusion efficace, lieu d’échanges et de débats, Twitter séduit par de nombreux aspects, notamment celles et ceux d’entre nous qui sommes familiers des nouvelles technologies. Quotidiennement, sur Twitter comme sur d’autres réseaux sociaux, des personnes se rencontrent, échangent, débattent, s’engueulent, etc.
L’omniprésence des outils numériques et des réseaux sociaux fait désormais partie des coordonnées de notre situation. Et alors que cette omniprésence mériterait que nous lui portions une attention particulière, c’est l’un des sujets dont nous débattons le moins au sein de nos milieux. Nous voyons là la confirmation de cette omniprésence, celle-ci étant telle que nous ne la voyons plus. À l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’apparition des outils numérique est récente et leur évolution fulgurante — c’est d’ailleurs là un des tropes du mythe du progrès, qui loin d’avoir disparu, a seulement changé de forme. À l’échelle d’une vie humaine, ces évolutions sont à peine perceptibles. Chaque innovation n’est souvent qu’une amélioration marginale, et apparemment anodine, des technologies précédentes. Mais prises ensembles, ces innovations constituent un processus — imperceptible — de diffusion des technologies et de leur adoption et appropriation par la population. Aussi ce processus s’accompagne-t-il d’un discours sur le progrès érigeant l’innovation comme valeur cardinale, et mettant l’accent, pour chaque nouvelle invention, sur les aspects bénéfiques de cette dernière, souvent un gain de temps pour l’utilisateur. D’une part, la contestation des technologies en questions devient difficilement audible ; d’autre part, et symétriquement, l’adoption de celle-ci est rendue plus acceptable et rapide. Le résultat en est que le processus d’innovation technologique échappent à la conscience collective, alors même que les technologies développées font partie intégrante des milieux au sein desquels nous évoluons.
Pourtant, ces processus ont de nombreuses répercussions. Nous avançons même qu’ils sont à l’origine d’un déplacement fondamental dans nos manières d’être. Notre façon de nous rapporter au monde et aux autres en est changée, à une amplitude que nous avons encore du mal à mesurer. Bien sûr, nos manières de s’organiser s’en trouvent affectées, les dynamiques collectives qui soutiennent nos groupes et organisations s’en trouvent affectées. De quelle façon ? est la question à laquelle ces brèves réflexions tentent de répondre. Il ne s’agira donc pas dans ces lignes, d’exprimer une position morale envers les réseaux sociaux, en tant qu’ils sont, pour la plupart et plus particulièrement pour les plus fréquentés, des entreprises capitalistes cotées en bourse. Nous laissons ce travail aux inquisiteurs puritains de la morale anarchiste. Il n’y a pour nous nul intérêt à pointer d’éventuelles contradictions individuelles, non seulement parce que nous en avons toutes et tous, mais plus encore parce que nous abhorrons les lectures libérales de l’agir politique. À cela, nous préférons l’élaboration collective d’une réflexion sur nos usages des réseaux sociaux, qui ne découle pas de principes moraux abstraits forcément hors-sol, mais s’enracine au contraire dans notre quotidien, dans le terreau de nos expérimentations politiques. Ce qui nous intéresse, c’est donc d’observer et comprendre comment le fonctionnement de Twitter, son algorithme, influence nos pratiques politiques, leur imposant un cadre défini par un code-source auquel nous n’avons pas accès.
Temporalité, visibilité, communauté
Revenons brièvement sur le fonctionnement de Twitter.
De cela nous pouvons dégager trois principaux axes du fonctionnement de Twitter, qui seront également ceux sur lesquels nous baserons notre réflexion : temporalité, visibilité, communauté. Il s’agit, pour chacun, d’en dérouler la logique et les conséquences, puis de comprendre comment leur effets combinés impactent nos usages collectifs et individuels de Twitter.
Temporalité
La temporalité de Twitter est l’instantanéité : tout s’y passe en quasi « temps réel », si l’on oublie les quelques millisecondes nécessaires aux informations pour transiter le long des infrastructures du réseau. L’instantanéité impose son cadre, et fixe par là même les usages possibles. Les tweets étant présentés sur un fil d’actualité, de manière chronologique, un tweet est immédiatement remplacé par un autre, lui-même à son tour remplacé, le premier se retrouvant ainsi rapidement noyé dans la masse des suivants. La visibilité d’un tweet est donc éphémère, souvent de l’ordre de quelques minutes, parfois, dans de rare cas, de l’ordre de quelques jours, avant de tomber dans l’oubli. Le caractère éphémère d’un tweet, ainsi que la limitation de sa longueur à 280 caractères, ne se prête guère à de longs développements mais incite plutôt au mieux à la concision, au pire au raccourci. Dans les faits, cela se traduit par une tendance à privilégier la concision et la simplification à l’approfondissement et la précision. Aussi, la temporalité de Twitter, son instantanéité, requiert une forme d’attention volatile et dissipée. « Ce que notre attention gagne qualitativement en considérant plusieurs objets simultanément, elle le perd qualitativement en intensité sur chacun d’eux pris séparément » 1. Le tweet se révèle être un micro-dispositif, dont l’action répétée nous place dans un immédiatisme communicationnel, à l’opposé de ce que peut être la lecture d’un journal.
L’immédiatisme communicationnel dans lequel nous baignons ne dispose guère à la concentration que nécessite toute réflexion. Il est plus facile de réagir à chaud au moindre événement par une hot take bien sentie que de prendre le temps et le soin d’élaborer une réflexion collective. C’est là en effet un processus qui exige du temps, nécessite une décantation, un affinage. Si Twitter, par son fonctionnement, est l’exemple illustrant le mieux l’immédiatisme communicationnel, il n’en n’est pas moins qu’une manifestation particulière, celui-ci étant le régime communicationnel dominant dans nos sociétés occidentales. Ce régime nous habitue à un certain rapport à l’information, plus réactif que réflexif. En conséquence, notre action politique consiste principalement à réagir à l’agenda politique et médiatique fixés par les forces adverses. Les dynamiques que nous observons sur les réseaux sociaux sont les symptômes les plus criants de cette impuissance.
- Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014, p. 56, URL : https://www.seuil.com/ouvrage/pour-une-ecologie-de-l-attention-yves-citton/9782021181425 [↩]