Matériaux pour bricoler

Paris, 7h30, un lundi de mars. Rue du Faubourg Saint-Honoré, déjà les bouchons. Dans son 30m3, Salif est levé depuis deux heures déjà, mais il a à peine eu le temps de prendre un café. Déjà, ça bouchonne. Dans cette rue étroite, construite à une époque où les déplacements se faisaient majoritairement à pied, les camions affluent, s’arrêtant parfois en pleine chaussée, le temps d’une livraison. La tension est palpable. Il faut aller vite. Les livreurs sortent de leurs camions des palettes de marchandises, que les commerçants s’empressent de décharger et stocker, puis reprennent la route prestement.

9h. La rue grouille. Les camions ont laissé place aux piétons. Certains vont travailler, d’autres viennent faire quelques achats. Les premiers, trop pressés, trop stressés, comme les seconds, trop occupés à regarder les marchandises exposées en vitrine, n’aperçoivent nulle trace du balai des livraisons qui se déroulait, quelques heures plus tôt, au même endroit. Un objet reste pourtant, posé contre un mur, pour témoigner de l’affairement des travailleurs de la logistique. Une palette.

La palette est l’objet de notre temps. On la trouve partout, du village le plus reculé aux plus grandes métropoles. Elle parsème les trottoirs de nos villes, à proximité des commerces ou dans les zones industrielles. Elle est devenue si banale, si présente, qu’on ne l’aperçoit même plus. Pourtant, elle condense en elle l’esprit du capitalisme, l’étendue de ses infrastructures, la violence de ses rapports sociaux, l’exploitation et la destruction des milieux naturels. Produite dans des quantités inconcevables pour un esprit humain, sa fabrication contribue à l’exploitation massive et intensive des forêts.

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La fin de matinée approche. Nous arpentons la forêt du plateau de Millevaches, encore dans les brumes. Un rayon de soleil perce timidement le voile nuageux. Il fait frais. Ça nous change de la canicule qui frappait le sud-ouest de la France quelques jours auparavant. Mais, si les températures sont plus clémentes ici, les forêts du plateau souffrent de la sécheresse. Nous arrivons au sommet de la colline, d’où nous contemplons les paysages alentours.

Des forêts de résineux couvrent la plupart des reliefs autour de nous. Les silhouettes des sapins, se mêlant à celles des nuages, donnent au paysage un aspect délicatement déchiqueté, montagnard, hors-du-temps. Pourtant, un détail vient troubler nos rêveries. Sur le relief se trouvant en face de nous, les arbres sont minutieusement alignés, plantés sur les lignes parallèles aux espacements réguliers, trahissant l’origine sylvicole de cette forêt. Le plateau de Millevaches est en effet connu pour être l’une des plus importantes régions d’exploitation forestière du pays.

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L’histoire de la sylviculture est inséparable de celles de l’État moderne et du capitalisme. Les premiers développements ont lieu en Prusse et en Saxe, à la fin du XVIIIe siècle et à l’initiative de l’État, à des fins d’exploitation et de gestion fiscale. Retraçant l’émergence de cette science étatique puis capitaliste de la gestion des forêts, l’anthropologue James C. Scott souligne que « sylviculture et géométrie, appuyées par le pouvoir d’État, permirent effectivement la transformation des forêts anciennes réelles, diverses et chaotiques en forêts nouvelles et plus uniformes rappelant étroitement le quadrillage administratif et ses techniques »1. La mathématique devenant un instrument au service d’une rationalité économique, les forêts d’Europe du Nord et de l’Ouest se voient soumises à une gestion étatique sans égard pour les usages coutumiers, locaux et situés, et destructrice des écosystèmes.

« L’arbre réel et ses multiples usages possibles étaient remplacés par un arbre abstrait représentant un certain volume de bois d’œuvre ou de chauffe. […] La grande majorité de la flore – herbes, fleurs, lichens, fougères, mousses, arbustes et plantes grimpantes – en était absente. Ainsi que la quasi-totalité de la faune – reptiles, oiseaux, amphibiens, innombrables espèces d’insectes – à l’exception notable de celle qui intéressait les gardes-chasses de la Couronne.

D’un point de vue anthropologique, presque toutes les interactions humaines avec la forêt étaient aussi absentes de cette vision étroite de l’État. Ce dernier s’intéressait bien au braconnage, qui empiétait sur ses revenus tirés du bois ou sur les quantités de gibier royal mais il ignorait en général les usages sociaux importants, complexes et partagés de la forêt : la chasse et la cueillette, le pacage, la pêche, la fabrication de charbon de bois, la pose de pièges à animaux et la collecte de nourriture et de minerais précieux, ainsi que les rituels magiques, la prière, le refuge, et ainsi de suite. »2

D’un côté, donc, la subsomption de la forêt par une rationalité gestionnaire ou marchande, inféodée à une logique de profit et de rentabilité. De l’autre, une multiplicité d’usages complexes, procédant de rationalités diverses, hétérogènes, mais s’inscrivant dans un territoire, des dynamiques locales et toujours spécifiques, insaisissables pour un observateur extérieur ou surplombant. Ces usages devaient nécessairement rentrer en conflit, et les autorités interdirent certains d’entre eux tels que le ramassage de bois de chauffe ou la coupe de bois d’œuvre. Ce mouvement d’appropriation des ressources, que l’on appelle enclosures, donna lieu à de nombreux soulèvements dans les campagnes d’Angleterre et d’Allemagne. L’illisibilité des pratiques locales s’effaçant progressivement au profit de l’uniformisation : baisse de la variété des essences, diminution de la diversité animale et végétale, apparition de plans quadrillés, etc.

Ce mouvement d’appropriation des territoires, transformés dès lors en « ressources naturelles » par le capitalisme, ne fut possible que par la soumission, d’abord par les armes et par la loi, des populations habitant ces territoires. Mais il a fallu, dans le même temps, créer chez ces populations les subjectivités que requiert le capitalisme, c’est-à-dire annihiler tout ce qui dans les formes de vie précapitalistes entrait en opposition avec une logique prédatrice et extractiviste. Le capitalisme naissant s’est ainsi évertué à déposséder les communautés des moyens de leur reproduction. Cela a notamment été fait par la répression des femmes, qui possédaient alors les connaissances et savoirs-faire relatifs à la contraception. En effet, il « ne pouvait pas s’imposer sans forger un nouveau type d’individu et une nouvelle discipline sociale pour augmenter la productivité du travail » et détruire « tout ce qui constituait une limite à l’exploitation totale du travailleur et de la travailleuse, à commencer par la toile de relations qui liait les individus au monde naturel, aux autres et à leur propre corps. »3 Il s’agit donc de « penser les enclosures de manière plus large que la simple division de la terre par les clôtures. Il faut penser à l’enclosure du savoir, de nos corps, de notre rapport aux autres et à la nature. »4

En plus d’être un processus d’appropriation et d’accumulation des ressources matérielles, le capitalisme est, nécessairement, un processus de destruction de formes-de-vie non gouvernées par sa propre logique. De manière positive, nous pourrions dire qu’il s’agit d’un processus d’accumulation primitive des puissances d’agir, qui consiste à faire couler le désir dans de nouveaux agencements, à lui donner de nouveaux objets : le travail comme vertu, le mérite, la propriété privée, etc. Cette logique, il est possible de la retrouver à chaque fois que le capitalisme s’est étendu géographiquement, dans les campagnes européennes comme dans les contrées colonisées.

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Revenons un instant rue Saint-Honoré. Les palettes, abandonnées au petit matin, attendant d’être ramassées par des employés de la mairie de Paris, ont déjà parcouru de nombreux kilomètres. Assemblées dans des usines souvent situées en zones rurales, elles prennent rapidement la direction des centres urbains. Là, dans les banlieues laborieuses, elles rejoignent les entrepôts.

La palette de manutention, du fait de sa structure, permet une reprise de charge par le dessous à l’aide d’un transpalette électrique ou manuel (tire-pal dans le jargon). Ces deux inventions complémentaires ont révolutionné la logistique, grâce à une augmentation considérable de la charge manipulable par un seul ouvrier, la réduction du temps de travail qui en découle et la rationalisation du stockage et du transport de matériaux et de marchandises. 

La palette est au transport routier ce que le conteneur est au transport maritime et ferroviaire. Celui-ci circule sur de longues distances entre les points nodaux du capitalisme mondialisé ; la première voyage sur des distances relativement courtes, de manière presque « locale », entre les entrepôts des fournisseurs et les commerces où la marchandise est vendue. Colosse de métal aux angles saillants, le conteneur reste à l’abri des regards, ne sortant que rarement des ports et autres gares de fret. Fétu de pin mal dégrossi, la palette est à la fois plus quotidienne et plus discrète. L’un comme l’autre, donc, suivent les routes de l’économie mondiale, omniprésents et invisibles à la fois.

Les voies qu’ils empruntent forment le réseau – planétaire – du capitalisme, son inscription géographique, son infrastructure logistique. Cette dernière peut-être comprise non seulement comme un ensemble d’ouvrages (autoroutes et échangeurs routiers, gares et voies ferrées, ports maritimes et aéroports), de moyens de transport, de règles de droit et de technologies de communication, mais aussi comme un processus d’aménagement du territoire visant à en extraire les ressources nécessaires au fonctionnement de l’économie. Bois, charbon, pétrole, mais également force de travail, connaissances, savoirs-faire.

Si l’infrastructure logistique existe depuis les premiers développements du capitalisme, elle émerge sous sa forme actuelle après la Seconde Guerre mondiale. C’est à ce moment-là que se développe l’aménagement du territoire, euphémisme inoffensif qui désigne une discipline ayant pour fin de « planifier des choses et des êtres »5 et pour outils la cartographie et l’ingénierie, sciences militaires par excellence. La première étudie le terrain pour mieux faire table rase, la seconde pour mettre « quelque chose » à la place – la ruine. L’infrastructure logistique est avant tout guerrière ; elle est la forme que revêt l’occupation du monde par les forces de l’économie. Il s’agit, pour cette dernière, d’anéantir tout ce qui s’oppose au mouvement infini de son expansion. Pour nous, « il s’agit de défendre les formes d’existence contre ce qui en nie les possibilités. »6

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Paris, 8 décembre 2018, 10h. Une étrange atmosphère plane sur la Ville Lumière. Nous arpentons les quartiers au sud des Grands Boulevards, à la recherche de groupes de gilets jaunes auxquels se joindre. Les rues sont désertes. Les magasins, rideaux baissées. Les banques ont retiré leurs enseignes et se cloîtrent derrière d’immenses panneaux d’aggloméré. Nous croisons un petit groupe d’une cinquante de manifestants. À peine l’avons nous rejoint que charge la police montée. La décision est prise d’essayer de rejoindre la place de l’Étoile, où s’étaient concentré les affrontements la semaine précédente. Nous prenons la rue Étienne Marcel, vers l’est, puis rejoignons Madeleine par de plus petits axes. Nous trouvons là une foule de plusieurs milliers de personnes dans laquelle nous nous fondons avec enthousiasme.

Une immense barricade se monte en travers du boulevard Malesherbes, où se trouvent les CRS et le canon à eau. Tout est bon à renforcer la barricade. Un groupe de gilets jaunes amène une monte-meuble qui, mis en travers les pneus crevés, servira de base à cette sorte de contre-architecture, faite de palettes et de barrières de chantier. Tout ce qui traîne et peut s’avérer utile est ramassé. Cette fois, les palettes restées sur les trottoirs ne finiront pas au « centre de gestion des déchets » Véolia du port de Gennevilliers. Leur feu illuminera cette journée où, pour la première fois, Paris n’aura pas usurpé son surnom de « Ville Lumière ». Pour qui a déjà fait l’expérience de l’exploitation quotidienne, détourner les objets qui en sont le symbole est le premier geste d’un devenir-révolutionnaire. Défoncer la porte d’un ministère, voilà bien un usage approprié pour un chariot-élévateur !

Des palettes, les gilets jaunes n’ont pas fait que des barricades. Sur tous les rond-points du pays, elles ont servi à la construction de cabanes et de buvettes, rendant habitable le désert urbain et redonnant vie à la communauté perdue. Matériau de construction pratique, les palettes se retrouvent sur les zads. Celle de Notre-Dame-des-Landes était d’ailleurs connue, avant sa mise au pas, pour ses constructions de bois. Elles sont comme un symbole de ces luttes qui, en France et en Europe, s’opposer à des projets écocides de construction d’infrastructures. À Notre-Dame-des-Landes contre la construction d’un nouvel aéroport, à Roybon contre celle d’une base de loisirs, à Bure en opposition à l’implantation d’un centre d’enfouissement des déchets nucléaires, au « Triangle de Gonesse » face à la construction annoncée d’un immense centre commercial, ou encore à Sivens en opposition à la construction d’un barrage. En certains endroits, elles ont permis de mettre un coup d’arrêt définitif à des projets d’infrastructures qui portent en eux la dévastation des processus sociaux et écologiques. S’y expérimentent un certain art des relations, une présence retrouvée, une manière d’habiter autre que celle, dégradée, que requiert de nous le mode de vie métropolitain.

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Paris, un lundi matin d’avril 2019. Il est 9h lorsque Kader arrive place Vendôme. Il doit livrer, au siège social d’un bijoutier de luxe, les écrins, suédines et sacs destinés aux différents magasins répartis dans la capitale. Il doit d’abord se garer au plus près de l’entrée de l’immeuble, ce qui, à cette heure, peut s’avérer compliqué. Il n’est pas le seul à devoir trimer de si bonne heure. La place, rectangulaire, est d’une géométrie parfaite. En son centre trône la colonne Vendôme, érigée sur ordre de Napoléon Ier pour commémorer la bataille d’Austerlitz. Monument dressé à la gloire des vainqueurs, insulte permanente à la gueule des vaincus.

Kader descend de la cabine de conduite. Ouvrir le camion, pose la palette sur le tire-pal’, puis les cartons sur la palette, descendre le tout à l’aide du hayon, monter aux bureaux par l’ascenseur, revenir au camion, regarder sur smartphone l’adresse de la prochaine livraison, reprendre la route. Toujours la même, la route. Les grands axes, le periph’, la D1 et la D7, la A1, la A86. Ces immenses bandes d’asphaltes sont les veines de la métropole ; leur rythme, son pouls. Kader les connaît par cœur. Dix ans déjà qu’il les parcourt, au rythme de 70 kilomètres par jour, avant de rentrer chaque soir dans un appartement miteux de Saint-Denis.

Guy Debord, observant une carte des trajets effectués au cours d’une année par une étudiante, observait que « ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano ». Une carte qui représenterait les trajets annuels de Kader se superposerait aux axes énumérés plus haut. Pour Grégoire Chamayou, commentant le geste de Debord, « l’objectivation cartographique d’une forme de vie servait de point de départ à une critique poétique et politique de la vie quotidienne – critique de son étroitesse, de ses routines, et de la réduction du monde vécu dont celles-ci sont solidaires. »

Kader, qui n’a pas eu le loisir de lire les œuvres de Debord, ne possède pas moins une conscience aiguë du lien entre l’appauvrissement de la vie quotidienne et l’exploitation dont les travailleurs et travailleuses font tous les jours l’expérience, jusque dans leur chair. Il sait que les métropoles contemporaines sont les lieux où règnent les plus grandes exploitations en même temps que la plus grande absence. Plus encore, elles sont la forme spatiale de la séparation, des non-lieux d’ennui et de mort où rien ne peut se passer, des espaces rendus inhabitables.

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Dans Une brève histoire des lignes, Tim Ingold distingue deux types de lignes : l’une est « libre », l’autre « pressée ». « Qu’elle soit tracée dans l’air ou sur une feuille de papier, au moyen d’une canne ou d’une plume », la première « se développe […] suivant un mouvement qui la laisse libre d’aller où elle veut ». La seconde « passe successivement d’un point à un autre, aussi vite que possible, et idéalement en un rien de temps. Chacune de ses destinations est fixée à l’avance, et chaque segment de la ligne est prédéterminé par les points qui la relient. Si la première nous entraîne dans un voyage qui n’a apparemment ni début ni fin, la seconde nous met en présence d’un ensemble interconnecté de destinations qui, comme sur une carte, peut être perçu dans sa totalité et en une seule fois. »7 L’une est une promenade, l’autre un assemblage de connecteurs point à point. 

À partir de cette distinction, Ingold oppose le maillage au réseau. Pour mieux en saisir la consistance, effectuons un détour par le passé. « Une vue aérienne d’une cité construite au Moyen Âge ou les vieux quartiers d’une ville du Moyen Orient encore relativement peu transformée, revêtent un aspect particulier : l’apparence d’un certain désordre. Plus précisément, ces villes ne correspondent à aucune forme abstraite. Les rues, les voies et les passages se croisent selon des angles divers, avec une densité qui rappelle la profonde complexité des processus organiques. »8 Puis, évoquant le cas de Bruges, James C. Scott souligne que « le fait que l’organisation de la ville, construite sans plan d’ensemble, soit dépourvue de logique géométrique propre, ne signifie pas qu’elle était pour autant source de confusion pour ses habitants. […] Ses allées et ses ruelles correspondaient aux déplacements les plus usuels. »9 Les rues de Bruges forment précisément ce que Ingold désigne lorsqu’il parle de maillage, un entrelacs de lignes, l’expression spatiale de la vie quotidienne. Aux yeux de celles et ceux qui arpentaient quotidiennement les rues de Bruges, ses habitants, celui-ci s’avérait aisément lisible. Il demeurait au contraire opaque aux étrangers comme aux autorités extérieures, ce qui conférait aux communautés locales une certaine marge de sécurité.

L’État moderne devait « dépasser l’inintelligibilité spatiale afin de rendre la géographie urbaine transparente et lisible de l’extérieur »10. Il dispose pour cela de deux instruments : la cartographie bien sûr, mais aussi et surtout, l’urbanisme. Il ne s’agit pas ici d’en reconstituer l’histoire, mais plutôt de rendre palpable la façon dont la ville a été rendue plus lisible et gouvernable. Deux scènes historiques sont particulièrement intéressantes à cet égard. La première est celle de la colonisation des Amériques par les puissances européennes. Dans les pays issus des colonies de la couronne d’Angleterre, de nombreuses villes, à l’instar de Chicago, ont été construites selon un plan quadrillé et orthogonal. Un tel plan facilite de nombreuses tâches : la construction des « conduits d’eau et de gaz naturel, […] des égouts, des câbles électriques et des lignes de métro » mais aussi « la collecte des impôts, la réalisation des recensements, le transport de marchandises […], l’écrasement d’une émeute ou d’une insurrection »11. La seconde scène est la transformation de Paris par le sinistre baron Haussmann afin, notamment, d’écraser plus promptement les insurrections. Ne pouvant créer un plan en damier, il fit percer des axes larges et rectilignes à travers les quartiers ouvriers dont les rues sont de véritables dédales. À défaut, ici, de pouvoir rendre les faubourgs ouvriers totalement lisibles, on les aura rendus plus aisément accessibles à la troupe.

Il s’agit aussi, pour les autorités, d’organiser les flux qui traversent la ville, d’en gérer la circulation. Hommes, marchandises, eau, et plus tard électricité, gaz naturel, transports, téléphonie, fibre, etc. On nomme les rues et numérote les habitations pour se repérer plus facilement. On installe des réverbères à huile pour dissiper l’obscurité. Puis vient l’électricité, amorçant un processus de découplage des rythmes de la vie d’avec ceux des journées, et rendant possible le travail de nuit. La construction de réseaux de transport en commun permet de repousser toujours plus loin les classes dangereuses et modifie la morphologie urbaine. Avec les technologies informatiques advient la surveillance et la gestion en temps réel des flux de circulation. Chaque nouveau réseau apporte avec lui son lot de dispositifs, de micro-agencements, qui sont à chaque fois une avancée dans la guerre que mène l’économie aux populations. Les villes d’antan deviennent des métropoles. Elles consistent en un ensemble de réseaux, connectés les uns aux autres par le réseau informatique, qui les unit en les surplombant. Au quadrillage militaire de l’espace s’ajoute une surcouche informatique qui permet la gestion et le contrôle des flux humains et de marchandises.

Deux façons de concevoir et percevoir le territoire s’opposent : d’un côté, il y a le paradigme impérial de l’occupation ; de l’autre, le paradigme de l’habitation. Occuper, c’est concevoir l’espace d’un point de vue extérieur et de façon abstraite, raisonner de manière comptable en terme de ressources – environnementales et humaines – à gérer. Là où certains voudraient séparer l’exploitation de l’homme et celle de la nature, nous ne voyons qu’une seule et même logique, l’exploitation des territoires et des êtres qui les habitent. Au contraire de l’occupation, habiter, c’est s’impliquer « de manière active dans le territoire qui s’ouvre devant » nous. Prêter attention à l’enchevêtrement de processus et de relations qui le constituent, et que l’économie essaie constamment de dissoudre ou de neutraliser. C’est pourquoi « une écologie politique de l’habiter », c’est « une lutte qui est inséparable de la vie. »12

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Partant de ces situations que nous avons vécues, nous avons tenté de démêler l’écheveau du présent, de le rendre plus intelligible en en faisant un croquis – et non une carte. S’esquissent alors les chemins, parfois sinueux, que pourrait prendre une histoire de la présence. Celle-ci peut se comprendre à la fois comme une histoire des rapports aux mondes et aux autres, et la généalogie des dispositifs – matériels et discursifs – qui les façonnent. Si la monnaie et le fétichisme dont elle est l’objet est l’un de ces dispositifs (le plus évident et le plus étudié), il est loin d’être le seul. On pourrait également citer, en vrac, la propriété privée, l’idéologie du travail, la consommation, le dualisme nature/culture, l’infrastructure logistique, le citoyennisme et la démocratie, l’expropriation, la surveillance, la répression, l’urbanisme, l’architecture, les médias et les appareils technologiques. En bref, tout ce qui détruit, neutralise ou capture nos puissances d’agir, nos puissances de vie. 

Ces dispositifs s’entremêlent (et parfois se renforcent) de différentes façons selon les époques, selon des rythmes différents et pas nécessairement synchrones. Si l’on veut démêler les fils de cette généalogie, il nous faut « penser l’histoire comme une écheveau de lignes processuelles »13, ainsi que l’a suggéré Jérôme Baschet. « [U]ne ligne processuelle connaît par elle-même des variations de rythme et des moments singuliers de concentration ou d’expansion des forces à l’œuvre »14. Ainsi, le réel n’est pas constitué d’un ensemble d’êtres et de collectifs figés dans leurs prédicats. Au contraire, « il n’y a que des devenirs ; il n’y a que l’existence processuelle des forces engagées dans le monde social. »15

Il ne s’agit donc pas ici d’une histoire des idées, mais bien plutôt d’une histoire politique des rapports au(x) monde(s), ou pour le dire autrement, des régimes de présence. Loin de la mondanité des cercles intellectuels, ancrée dans la réalité de nos existences, celle-ci visera, dans un même geste, à saisir et combattre les origines du désastre écologique. Cette enquête historico-anthropologique serait tout à la fois l’élaboration d’une politique. Plutôt bricoleurs qu’ingénieurs, nous n’en donnerons pas un programme de recherche, mais nous en esquisserons cependant quelques principes :

1. Les cosmogonies et les imaginaires politiques façonnant nos manières de vivre et d’agir tout autant que les conditions matérielles, il n’y a pas à faire primer les secondes sur les premières, ni l’inverse. Bien plutôt, il est impérieux d’agir sur les deux plans, qui ne sont au fond que deux modes d’expression de la réalité. De la même manière, et comme l’on compris certains courants de l’anthropologie, il n’y a pas à séparer nature et culture. L’écologie citoyenniste, en focalisant son action sur la prise de conscience individuelle sans remettre en question des infrastructures du capitalisme, se prive d’agir sur les causes matérielles du désastre. À l’inverse, se focaliser sur ses aspects strictement matériels sans voir ses fondations ontologiques nous coupe de tout moyens pour saper ces dernières.

2. Plus que comme un « système » d’exploitation et de domination, le capitalisme est à comprendre comme un processus d’extraction, d’appropriation et de capture qui n’en finit pas de repousser ses limites. Trouvant son origine en Europe de l’Ouest, il s’est étendu au monde entier, suivant les chemins de la colonisation et de l’impérialisme. De là découlent les variabilités que prennent, historiquement et géographiquement, les formes de l’exploitation et de l’appropriation. Il ne s’agit donc pas de séparer le local et le global, mais de saisir chaque situation locale comme une expression singulière et située de processus planétaires. Derrière l’augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère, l’acidification des océans, la construction d’un pipeline ou d’un aéroport se cachent les mêmes logiques.

3. Plus qu’un objet de consensus ou un vecteur de rassemblement, l’écologie est un champ de bataille, avec ses forces en présence, ses lignes de front. Il n’y a pas à demander à ceux qui nous gouvernent, c’est-à-dire nos ennemis, de déclarer l’urgence climatique, tout comme il n’y a rien à attendre du cadre démocratique. Celui-ci fait au contraire parti du désastre. La guerre que mène l’économie capitaliste contre les milieux de vie et les communautés se livre à la fois sur les plans matériel et éthique. C’est sur ces mêmes plans qu’il nous faut répondre. Le geste révolutionnaire se trouve tout autant dans l’attaque contre les infrastructures matérielles du capitalisme que dans la disposition éthique à prendre soin de nos attachements aux êtres et aux choses qui constituent nos mondes.

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La proposition d’une écologie de la présence a le mérite de dissiper un certain nombre d’illusions courantes dans les mouvements écologistes contemporains, et fait clairement clairement apparaître ce que les sépare d’une écologie enracinée dans la vie quotidienne. Aussi, elle pointe avec justesse les façons dont les énergies militantes se trouvent reterritorialisées dans des cadres qui neutralisent leur puissance : la démocratie représentative, le solutionnisme technologique, la morale sacrificielle.

Examinant l’industrie de la palette et ses conséquences environnementales, ces écologies de l’absence  proposeraient, par exemple, d’utiliser des matériaux plus « durables », de traiter le bois avec des produits plus « respectueux de l’environnement », de relocaliser la production afin de réduire son empreinte carbone. Un fabriquant propose de les « récupérer, de les trier puis de les réparer afin de leur donner une nouvelle vie dans un secteur industriel et logistique ». Un autre présente, dans son catalogue, des palettes « éco-responsables » en plastique recyclé. Des entreprises, plus « innovantes », se lancent dans la conception de meubles sur-mesure fabriqués à partir de palettes récupérées, le tout estampillé « éco-responsable », encore une fois. Dans tous les cas, ces prétendues solutions ne sortent pas des logiques économiques, et n’impliquent nul antagonisme avec les acteurs du marché. Bien plus, elles sont les solutions de l’économie se faisant passer pour verte. Un vernis cosmétique.

Une écologie de la présence, quant à elle, implique de sortir de l’économie. Elle se déploie, à chaque fois, à partir d’une situation locale et singulière. Sur le plateau de Millevaches, des habitants s’organisent pour s’opposer aux coupes rases et à la sylviculture industrielle. Sur la zad de Notre-Dame-des-Landes s’élaborent d’autres manières d’habiter, d’autres usages, et particulièrement, un autre rapport à la forêt, où celle-ci n’est plus considérée comme une ressource à gérer, mais comme une toile de relations inter-spécifiques. Ailleurs encore, ces luttes prennent des formes diverses. Occupation d’un bâtiment vide pour lutter contre la gentrification d’un quartier populaire ou d’une forêt en opposition à un projet d’enfouissement de déchets nucléaires ; blocages routiers et ferroviaires et sabotage des infrastructures de l’économie ; transformation d’une friche en jardins partagés ; manifestations offensives dans les centres des métropoles ; cantines hebdomadaires pour se trouver, se rencontrer, s’organiser. Tout cela procède d’un même geste, d’une même expérimentation de nouvelles « manières de vivre qui ne détruisent pas ce qui vit mais qui génèrent plus de vie. »16

Dans cette époque où la politique et la vie quotidienne sont dissociées, un geste ne devient consistant qu’à la condition de réaliser la « conjonction de la vie et de la lutte ». Se re/trouver, se rencontrer, éprouver notre puissance commune, retrouver une présence, prendre soin de nos mondes. C’est précisément ce à quoi invite une écologie de la présence.

des bricoleurs et bricoleuses, juin 2021

  1. James C. Scott, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021, p. 34, URL : https://www.editionsladecouverte.fr/l_oeil_de_l_etat-9782348057359 []
  2. Ibid., p. 30 []
  3. Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, La Fabrique, 2021, p. 47 – 48, URL : https://lafabrique.fr/une-guerre-mondiale-contre-les-femmes/ []
  4. Ibid, p. 40 []
  5. Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Zones, 2017, p. 66, URL : https://www.editions-zones.fr/livres/etre-forets/ []
  6. Dispositions, « Rattachements. Pour une écologie de la présence », Contrepoints, 28 janvier 2020 []
  7. Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones Sensibles, 2011, URL : http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/ []
  8. James C. Scott, op cit., p. 90 []
  9. Ibid., p. 91 []
  10. Ibid., p. 93 []
  11. Ibid., p. 95 []
  12. Dispositions, loc cit. []
  13. Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, La Découverte, 2018, p. 228, URL : https://www.editionsladecouverte.fr/defaire_la_tyrannie_du_present-9782707197344 []
  14. Ibid., p. 228 []
  15. Ibid., p. 226 []
  16. Dispositions, loc cit. []